L'Energie, des jeux de cubes aux antiparticules.


Par Jean-Marie Frère.
Service de Physique Théorique.
Faculté des Sciences



INFORSCIENCES

Réagissez !

La conservation de l'énergie : découverte ou invention ?

Nous commencerons par une question un peu philosophique : « que signifie la conservation de l'énergie ? » Plus précisément, devons-nous y voir une « loi de la Nature », préexistante, que nous avons eu la perspicacité de découvrir, ou plutôt une pure création humaine, qui nous permet simplement d'appréhender notre environnement sous une forme traitable par notre cerveau ?
La question est évidemment plus générale que la notion d'énergie, et s'applique à l'ensemble des « lois physiques ». Nous ne prétendons pas la résoudre ici.
L'image de lois « préexistantes » est souvent confortée par l'idée d'une description mathématique universelle, indépendante des applications, mais je crois que c'est à tort que l'on en tirerait argument. L'on sait en effet combien la description des lois physiques a contribué au développement des mathématiques, ce qui ne fait que reporter une étape plus loin la question de départ.

The Feynman lectures on physics,
vol. I, début du chapitre 4.

J'aimerais au contraire reprendre ici une image que je trouve très parlante de la notion de conservation d'énergie. On en trouvera une description à la fois amusante et détaillée dans le très célèbre cours de Richard Feynman; je me contenterai de paraphraser ici l'argument.


Cliquez sur l'image pour l'agrandir


R.Feynman

Feynman évoque une comparaison avec une maman qui, chaque soir, range le jeu de cubes de son jeune enfant. Les cubes sont identiques, indestructibles, et elle en compte toujours le même nombre. Ceci la conduit à formuler la loi :

Le nombre de cubes est constant dans le temps.

Un jour toutefois elle constate que des cubes manquent, mais les aperçoit dans le jardin, sans doute lancés là par la fenêtre ouverte. Les ayant récupérés, elle formule sa loi de façon plus précise :

Si toutes les fenêtres restent fermées,
le nombre de cubes est constant.

Mais voici qu'un soir plusieurs cubes ont disparu, tandis que l'enfant refuse obstinément d'ouvrir sa boîte à trésors. Avec un peu d'ingéniosité, la maman pèse un cube, et ne tarde pas à établir une nouvelle loi, plus générale :

Si toutes les fenêtres restent fermées,
le nombre de cubes,
additionné de l'accroissement de la masse de la boîte à trésor,
divisé par la masse d'un cube, est constant.

Elle trouve d'ailleurs plus commode d'utiliser la formulation suivante :

(1)

m trésor(t0) est naturellement la masse de la boîte à trésors au début de l'expérience, quand elle ne contenait aucun cube.

Le récit de Feynman se poursuit : fenêtres toujours fermées, un beau soir, l'équation ci-dessus n'est plus satisfaite... mais la maman remarque que le niveau de l'eau de la baignoire est un peu plus élevé que d'ordinaire après le débarbouillage de son rejeton ; l'eau est fort sale, et elle ne peut en apercevoir le fond mais, mesurant le volume d'un cube, elle complète son équation :

(2)

SB représente la surface de la baignoire.

Nous laisserons au lecteur la fantaisie d'imaginer d'autres péripéties -qui l'amèneront à ajouter des termes à la somme- mais, par souci de commodité, nous ré-écrivons maintenant cette équation sous une forme à peine différente (les quelques points sont laissés à l'imagination du lecteur) :

(3)

L'exemple choisi par Feynman est bien sûr ludique, mais l'on pourrait en tirer une série d'enseignements. Nous réserverons la remarque la plus importante de Feynman pour la fin.

Le plus évident, c'est la recherche d'une loi de conservation : le souci de définir à travers toutes ces péripéties une quantité qui ne varie pas dans le temps, même si cela implique de compliquer considérablement la définition de cette quantité. Nous ne nous interrogerons pas davantage sur les raisons psychologiques ou autres de rechercher une telle loi de conservation ; de façon purement pragmatique, le fait qu'une quantité soit constante simplifie souvent la résolution d'un problème physique.

Par ailleurs, même à ce niveau de raisonnement élémentaire, on peut observer la commodité d'une formulation « mathématique » : sans cela, les énoncés deviennent vite lourds et peu commodes à manipuler. Le choix de cette notation est déjà la recherche d'une adéquation du formalisme au mode de traitement le plus efficace.

Cette allégorie se compare évidemment à la conservation de l'énergie tout est effectivement transposable, la conservation de l'énergie d'un système isolé (correspondant aux fenêtres fermées) consiste aussi dans la constance d'une somme comprenant des termes assez hétéroclites, ajoutés au fil du temps pour pallier à des manquements de la formulation initiale. On y trouve pêle-mêle l'énergie cinétique -des carrés de vitesses (chers aux émissions de sécurité routière)- et l'énergie potentielle, qui peut revêtir des formes très variées, liées à la hauteur d'un objet ou à l'extension d'un élastique. On y rencontre aussi peut-être le carré d'un champ électrique ou magnétique, voire la température d'un solide ou d'un liquide, la pression d'un gaz, la masse d'un noyau, un nombre de particules émises ou absorbées,...

Mais la remarque la plus importante de Feynman est sans doute la dernière qu'il ait formulée : dans l'analogie avec la conservation de l'énergie, on ne retrouve pas l'équivalent... des blocs !
Et c'est fondamental car, dans le raisonnement précédent, nous avons admis au départ l'existence d'un objet matériel indestructible, qui justifiait toute la démarche et l'introduction des termes successifs, tandis que, dans le contexte de l'énergie, nous ne possédons que la somme de termes hétéroclites analogues aux différentes fractions de notre équation.
L'énergie est donc une notion bien plus abstraite que ne le suggérait l'exemple choisi, et rien (sinon peut-être l'existence même d'une loi de conservation) ne laisse supposer qu'une telle notion soit pré-existante à notre démarche.

La conservation de l'énergie : loi de la Nature découverte par les scientifiques avec une précision croissante à travers les âges ou invention de notre esprit pour lui permettre d'appréhender le monde, ajustée (rafistolée ?) à chaque étape ? Je m'abstiendrai de trancher, laissant au lecteur le soin de se forger une opinion.

Peut-être n'est-ce aussi qu'une fausse question... Il serait intéressant d'approcher une autre démarche conduisant aux lois de conservation. En effet, une formulation moderne de la physique associe étroitement les principes de conservation à la présence d'invariances d'un système sous diverses transformations. Par exemple, la conservation de la quantité de mouvement est ainsi étroitement liée à l'invariance de translation (il n'y a pas d'origine privilégiée), et la conservation de l'énergie aux translations temporelles (le système ne connaît pas d'instant privilégié). Les principes de conservation ne sont alors que le reflet logique de ces hypothèses (ou de ces idéalisations).

La démonstration est simple, et ne demande pas de mathématiques au-delà de celles enseignées dans le secondaire ; qu'il suffise ici de préciser que, comme les concepts d'espace et de temps sont unifiés en théorie relativiste (conduisant à des vecteurs à 3 + 1 composantes, (r, ct)), la même unification lie la quantité de mouvement (p=mv) et l'énergie pour former le vecteur (p, E/c). Comme la définition de la quantité de mouvement dans un référentiel donné ne comprend pas de constante arbitraire, l'énergie qui y est associée est elle aussi définie de manière unique. Remarque : conformément à la notation usuelle, c représente ici la vitesse de la lumière dans le vide.



Relativité et énergie

L'avènement de la relativité restreinte a apporté une surprise dans la définition de l'énergie.

Si nous prenons l'exemple de l'équation (3) ci-dessus, et que nous l'adaptons à l'expression de l'énergie d'une particule neutre, isolée, nous obtenons quelque chose du style :

(4)

où nous avons simplement explicité le terme d'énergie cinétique. Mais nous sommes bien évidemment libres d'ajouter n'importe quel terme constant à chacun des membres de l'équation. En effet, en théorie non relativiste, l'énergie, même d'une particule libre, n'est définie « qu'à une constante arbitraire près ».
Il n'en va pas de même dans une approche relativiste, même si nous n'en donnons pas ici la démonstration (voir remarque ci-contre). On trouve en fait l'expression unique :
(5)

On trouvera dans l'intéressante brochure de R. Carreras:
« Et l'énergie devint matière »,
diffusée par le CERN,
une présentation illustrée de ce domaine de la physique

Dans cette équation, c représente la vitesse de la lumière dans le vide, et le membre de droite est une approximation valable dans la limite où les vitesses v sont nettement inférieures à la vitesse de la lumière. On retrouve bien l'expression familière de l'énergie cinétique, mais on constate aussi que la constante est maintenant fixée de manière unique et qu'elle dépend de la masse de la particule.
L'histoire de ce terme est bien connue, puisqu'elle est à l'origine des développements de la physique nucléaire d'abord, de la physique des particules ensuite. Il montre que la masse des particules fait partie du bilan d'énergie, mais on en déduit aussi que cette énergie peut être libérée par désintégration de la particule. A l'inverse, la concentration d'une quantité d'énergie suffisante dans un très petit volume (comme lorsque des particules légères mais de haute énergie sont lancées les unes contre les autres à l'aide d'un accélérateur) peut créer des particules plus lourdes. A titre d'exemple, l'accélérateur LEP au CERN réalise le choc d'un électron et d'un antiélectron pour créer des particules (comme le boson intermédiaire Z) de masse près de 100.000 fois plus élevée que celle des particules initiales !

Ce problème ne se poserait pas de la même manière en théorie non relativiste, où le zéro d'énergie est purement conventionnel ; la question de la stabilité du système se poserait toutefois.









Energie du vide et mécanique quantique

Il n'est peut-être pas inutile d'évoquer ici la situation de la mécanique quantique. L'une des hypothèses de base en est que l'on ne peut mesurer simultanément, avec une précision arbitrairement élevée, la position et la vitesse d'une même particule.
Cela veut dire que, si je spécifie de façon absolument précise la position d'une particule, je perds toute information sur sa vitesse et réciproquement. Envisageons maintenant l'image d'un petit oscillateur, c'est-à-dire par exemple d'une particule retenue par un ressort, dont nous négligerons la masse, et réfléchissons à ce que cette situation implique pour la description de l'énergie.
Puis-je placer ma particule dans un état d'énergie nulle ? Si je spécifie la position « de repos », je ne connais plus la vitesse, et donc l'énergie cinétique : je ne pourrais donc certainement pas affirmer qu'elle est nulle. Par contre, si je précise une énergie cinétique (et donc une vitesse) nulle, je perds toute information sur la position, à laquelle est associée l'énergie potentielle due au rappel du ressort. Il en résulte que, même dans son état « de repos », cet oscillateur (la particule attachée à son ressort) doit posséder une énergie non nulle. On montre en effet que les niveaux énergétiques successifs d'un oscillateur, dans le traitement quantique sont :

(6)

n représente la fréquence de résonance de l'oscillateur. On constate donc que, en-dehors des excitations successives caractérisées par des niveaux d'énergie bien séparés, correspondant à l'émission ou l'absorption d'un quantum, figure un terme constant, présent même en l'absence d'excitation (hn/2) : il s'agit de l' « énergie de repos ».
Son importance apparaît pleinement en théorie quantique relativiste, et plus spécialement en « théorie quantique des champs » où la description des particules élémentaires se ramène au traitement de tels oscillateurs.
L'état d'énergie le plus bas d'un système quantique est communément appelé « vide ». Il en résulte que ce vide, état d'énergie minimum, comporte quand même une certaine densité d'énergie, dont l'importance apparaît d'ailleurs dans les traitements cosmologiques.

Energie négative ou antiparticules ?

Le sujet surgit un peu sous la plume, car il m'est difficile de mentionner côte à côte la mécanique quantique et la relativité restreinte sans évoquer l'une des conséquences importantes de leur unification. En effet, lorsqu'on vient à formuler une mécanique quantique relativiste, on sait que le temps et la position doivent être traités sur le même pied, et l'on peut montrer qu'il en va de même de l'énergie et de la vitesse ou, plus exactement, de la quantité de mouvement mv.
Lorsque l'on écrit de telles équations, ce n'est pas l'équation (5) ci-dessus qui apparaît directement, mais plutôt son carré, et il en résulte deux solutions : l'une positive, l'autre négative. Comme l'énergie relativiste est définie sans l'ambiguïté d'une constante (voir remarque ci-contre), nous n'avons pas choix de redéfinir le zéro d'énergie, et nous devons bien faire face à une quantité d'énergie négative. C'est le formalisme de la théorie quantique des champs qui y apporte cette fois réponse. Une telle théorie doit en effet rendre compte de la possibilité de créer et détruire des particules et, plutôt que de décrire les particules elles-mêmes, elle formule les équations pour les opérateurs de création et de destruction de particules. Une ré-interprétation simple se présente alors : sans modifier le bilan énergétique du système, on peut substituer les notions comme suit, au niveau de ces opérateurs :

Création d'une particule d'énergie -w « Destruction d'une antiparticule d'énergie +w
Destruction d'une particule d'énergie -w « Création d'une antiparticule d'énergie +w

Cliquez sur l'image pour l'agrandir
P.A.M. Dirac


Cette conséquence simple de l'association de la mécanique quantique et de la relativité restreinte conduisit ainsi Dirac à postuler l'existence d'antiparticules, possédant exactement la même masse, mais des charges (par exemple électrique) opposées aux particules correspondantes. Leur découverte, d'abord dans le rayonnement cosmique car on ne disposait pas d'accélérateurs assez puissants à l'époque, constitue une vérification remarquable du pouvoir prédictif d'un tel traitement théorique, et vérifie l'adéquation du formalisme aux phénomènes à décrire...jusqu'à la prochaine remise en cause du cadre théorique par l'expérience !