Les Conseils Solvay et les débuts de la physique moderne

P. Marage
Physique des Particules élémentaires
Université Libre de Bruxelles – CP 230
B –1050 Bruxelles
pmarage@ulb.ac.be

Présentation

Les Conseils Solvay ont constitué des moments mythiques de l’histoire de la physique moderne : naissance de la « théorie des quanta » en 1911, affrontement des titans, Einstein et Bohr, sur l’interprétation de la mécanique quantique en 1927 et 1930.
Ils furent aussi les témoins des enthousiasmes et des malheurs de leurs temps.
On tentera ici de raconter ces grands moments de la science et de la pensée humaine, et de rendre vivantes les figures des principaux protagonistes.

 

Résumé

Le 30 octobre 1911 s’ouvrait à Bruxelles, à l’Hôtel Métropole, une « sorte de Congrès privé » à l’invitation d’Ernest Solvay, industriel richissime, humaniste progressiste, penseur autodidacte à la recherche de l’unité du savoir – de la physique à la physiologie, à la psychologie et à la sociologie.

A une époque où les réunions scientifiques internationales étaient rares et où la physique théorique existait à peine en tant que discipline autonome, une vingtaine de savants, parmi les plus brillants du siècle, étaient réunis pour « discuter une série de points controversés des théories physiques modernes » : Max Planck, Henri Poincaré, Hendrick-Antoon Lorentz, Marie Curie, Albert Einstein, Paul Langevin, ...

Pourtant, personne ne pouvait prévoir à quel point cette réunion allait contribuer à forger le visage de la science contemporaine.

C’est que, outre les savants, figuraient parmi les invités l’atome, le rayonnement, le « corps noir », et ces insaisissables « quanta d’énergie » qui sont au cœur de la physique microscopique et de ses propriétés insolites : le thème des débats, proposé par Walther Nernst et Planck, était « La théorie du rayonnement et les quanta ».

Sous la conduite de Lorentz, dans un climat de liberté de pensée et de créativité extraordinaires, cette semaine de discussions appuyées sur des rapports préliminaires fouillés, allait révéler que la physique était décidément entrée dans une ère nouvelle – aussi déroutante qu’inattendue. Déjà la théorie de la Relativité d’Einstein et Poincaré, datant d’à peine six ans, faisait figure de « vieille physique ».

Einstein qualifia la réunion de « sabbat de sorcières », ajoutant : « Personne n’y voit clair. Il y aurait dans toute cette affaire de quoi ravir une compagnie de jésuites démoniaques. » C’est l’ouverture de cette ère nouvelle que les remarquables « Comptes-Rendus » rédigés par Langevin et Maurice de Broglie allaient bientôt révéler à toute la communauté savante. On déchiffre littéralement dans ces comptes-rendus l’intelligence à l’œuvre et la science qui se construit.

L’intensité des discussions, la parfaite adéquation de cette forme de réunion aux questions posées à la science de l’époque … et aussi la qualité de l’accueil des Solvay et du Roi et de la Reine allaient convaincre les participants de revenir avec enthousiasme à Bruxelles en 1913 pour discuter le thème « La structure de la matière ». Ils seraient accueillis cette fois dans le cadre de l’Institut international de Physique créé par Solvay en 1912, conjointement avec l’Institut de Chimie.

Mais la science et les savants n’allaient pas échapper aux malheurs des temps. La guerre de 1914-1918 allait non seulement voir périr toute une génération de jeunes chercheurs brillants, mais aussi laisser des traces cruelles dans les relations entre savants. Aux Conseils de 1921 et 1924, les Allemands sont exclus, et même le pacifiste Einstein n’est pas le bienvenu.

Pendant ce temps, pourtant, la nouvelle physique se développe impétueusement. Juste avant la guerre, Ernest Rutherford avait mis en évidence la structure nucléaire de l’atome, et Niels Bohr avait utilisé les quanta pour expliquer sa stabilité, a priori incompatible avec la physique classique. Et en quelques années, à Copenhague avec Max Born, Werner Heisenberg, Wolfgang Pauli groupés autour de Bohr, à Cambridge avec Paul Dirac, à Paris et Vienne avec Louis de Broglie et Erwin Schrödinger, une nouvelle théorie prend forme, au milieu des débats passionnés d’écoles opposées, – jusqu’à ce que son unité mathématique profonde se révèle : l’ancienne « théorie des quanta » a débouché sur la « Mécanique quantique ».

Mais comment réconcilier avec nos intuitions cette théorie révolutionnaire qui, dans les objets microscopiques, associe aspects ondulatoires et corpusculaires, et surtout qui implique, selon les tenants de l'Ecole de Copenhague un indéterminisme fondamental.

Einstein avait été, avec Planck, l’un des fondateurs de cette nouvelle physique. Comment réagirait-il aux audaces de la jeune génération ?

Encore une fois, après celui de 1911, les Conseils Solvay de 1927 et de 1930 formeront la scène de la tragédie – l’affrontement des titans, Einstein et Bohr. Einstein ne pouvait se résigner à abandonner le déterminisme intégral du monde physique, il ne pouvait admettre que « Dieu joue aux dés ». Par ses objections, ses expériences de pensée, le scalpel de sa réflexion, il allait mettre en difficulté les tenants de ce que nous appelons aujourd’hui l’« interprétation orthodoxe », et les obliger à affiner davantage leurs approches. La théorie quantique en sortira considérablement solidifiée.

Mais une fois de plus, la tourmente approche. Au Conseil de 1933, Einstein est absent : à son retour d’un voyage aux Etats-Unis, il n’a pu rentrer dans l’Allemagne nazie et, après une halte à la côte belge, il est parti en exil.

Ce Conseil pourtant, réunira une fois de plus, comme ses successeurs de 1948, 1954, 1960 … l’élite la plus prestigieuse de la physique moderne.

Lieux d’accueil de la plus haute pensée humaine et témoins des tragédies du siècle, les Conseils Solvay ont non seulement marqué la science, mais toute notre culture.